24 Août Les maisons de repos dans la tourmente du covid-19: nous avons recueilli l’avis du Directeur général d’Unessa, Christophe Happe
Il est difficile d’ignorer que notre pays a vécu l’une de ses pires crises sanitaires de l’ère moderne. Dans ce contexte, les maisons de repos ont payé un lourd tribut puisqu’un décès sur deux s’est produit au sein de ces structures. Ce sont près de 5000 résidents qui ont succombé. Une crise de cette ampleur, personne n’y était vraiment préparé. Les défaillances ont été nombreuses. À l’heure où une seconde vague n’est pas irréaliste, quelles leçons pouvons-nous tirer de cet épisode? C’est ce que nous allons tenter de cerner avec Christophe Happe, Directeur général d’Unessa, la fédération de l’accueil, de l’accompagnement, de l’aide et des soins aux personnes.
- Monsieur Happe, la crise sanitaire a mis sur les maisons de repos un coup de projecteur qui n’était pas nécessairement flatteur. Quelle est votre réaction par rapport à cette impression négative? Que répondez-vous aux gens qui envisagent les maisons de repos comme des mouroirs?
Je tiens à vous partager le sentiment d’injustice que je ressens par rapport à cette vision des choses. Effectivement, on a mis le focus sur plusieurs maisons de repos qui ont été très touchées par le virus. Fort heureusement, ça ne représente pas une majorité, si je m’appuie sur les chiffres wallons. Parmi les quelques 600 maisons de repos que compte la Région wallonne, une centaine d’entre elles ont été considérées comme clusters avec cinq à dix cas de covid suspects ou confirmés, certes avec des foyers plus aigus encore pour certaines ; mais il me plaît à rappeler que 500 maisons de repos ont été complètement épargnées. On a généralisé indûment à l’ensemble des acteurs du secteur la problématique des décès.
Par ailleurs, je dénonce l’assimilation maisons de repos-mouroirs. Depuis des années, nos institutions travaillent au développement de « projets de vie ». Les maisons de repos sont devenues des lieux où l’on tente de rajouter toujours plus, toujours mieux, de la vie aux années, en intégration avec la société, le quartier, les familles… La crise du Covid est venue balayer des années d’efforts, d’évolution positive.
Il est vrai que la moitié des décès liés au Covid émerge des maisons de repos. Mais est-ce lié aux institutions en tant que telles, ou au fait que les personnes de plus de 70 ans constituent un groupe d’âge singulièrement vulnérable par rapport à ce virus ? Des années d’investissements et quelques semaines pour détruire le travail des équipes soignantes et écorner l’image d’un secteur formidablement actif pour nos aînés, c’est injustifié.
- Est-ce que vous estimez que ce secteur est en crise actuellement, dans la mesure où il y a, quand même, eu 5000 décès dans le cadre des maisons de repos avec cette crise sanitaire mais qu’aussi les entrées deviennent de moins en moins importantes ? Est-ce qu’il ne faut pas réinventer ce modèle d’accompagnement ?
Oui, le secteur est en difficulté, comme d’autres d’ailleurs. Pour quelles raisons ? Non seulement, il y a ce problème d’image négative que nous venons d’évoquer et qui est périmée, je le souligne. Une maison de repos aujourd’hui n’a plus rien à voir avec un « home » d’il y a dix ans. Mais surtout maintenant, il y a les conditions sanitaires. On véhicule l’idée qu’il y a plus de risques d’attraper le coronavirus en maisons de repos qu’en allant faire ses courses en grandes surfaces, je n’en suis pas certain. Les mesures sanitaires limitent l’organisation d’activités qui donnent du sens, les visites des proches sont restreintes, très cadrées. Dans ces conditions, il est plus difficile pour une famille de confier son senior sachant qu’on n’aura pas la possibilité d’aller le voir aussi souvent. On n’est pas encore tout à fait apaisé par rapport aux conditions sanitaires. Il en résulte qu’effectivement le secteur, actuellement, connaît une sous-occupation de 5 à 10% ; l’impact financier est réel, c’est un manque à gagner qui rend difficile l’équilibre des comptes. Dans la mesure où UNESSA représente les maisons de repos du secteur privé de type associatif – chaque euro est réinvesti au service des bénéficiaires, la vigilance sur l’équilibre des comptes est de mise.
J’identifie dans votre question un autre élément, le modèle de prise en charge de nos aînés. Je ne suis pas totalement convaincu qu’il soit nécessaire de le réinventer, car cela donnerait à entendre qu’il n’est pas bon. Par contre, je pense qu’il faut continuer à faire évoluer ce secteur en diversifiant l’offre qui est proposée aux seniors. Je m’explique : on aura toujours besoin à un moment donné de lieux de vie qui offrent des infrastructures d’accompagnement, voire de prise en charge 24h/24 avec recours parfois à des soins spécialisés. C’est le propre d’une maison de repos et de soins. A côté de cela, on sait que la majorité des personnes âgées souhaite rester le plus longtemps possible à la maison. Les services à domicile (soins, repas…) pourraient même s’intensifier. Je ne suis pas de ceux qui opposent le maintien à domicile à la prise en charge en maison de repos. A un certain moment dans la vie, suite à une perte d’autonomie ou un isolement social, on peut vouloir rejoindre une communauté. Cette communauté peut être une maison de repos ou un lieu de vie communautaire, par exemple un espace intergénérationnel comme « 1Toit2Ages ». Le profil de la personne âgée évolue ; en outre, plus longtemps on vit, plus on est susceptible de vivre avec des maladies chroniques. Pour notre fédération, il est important de réfléchir au panel des services à destination des aînés, à la diversification des modes de prise en charge, et toujours dans une démarche-qualité… Avec le vieillissement de la population, on mesure l’acuité de la question…
- On a beaucoup entendu parler du syndrome du glissement durant cette période. Que pouvez-vous nous en dire ?
Ce syndrome du glissement n’est pas neuf. C’est vrai qu’il a été mis en exergue durant cette crise. Il se manifeste chez la personne âgée par un refus de s’alimenter, d’entrer en contact. La personne semble ne plus avoir goût à rien et on constate une détérioration rapide de l’état général. Ce syndrome se développe dans la plupart des cas suite à un traumatisme. C’est un triste effet possible de la crise du coronavirus et du confinement. Ces mesures de confinement étaient bien indispensables, selon moi, mais elles ont aussi bouleversé l’équilibre psychique de certaines personnes âgées. Je tiens à saluer tous les efforts de dynamisation mis en place par le personnel soignant des maisons de repos, le maintien des interactions avec les familles par voie électronique notamment. Au sein d’UNESSA, nous avons mis à disposition des tablettes, échangé sur des pratiques permettant d’entretenir le lien social, mais cela reste des outils avec leurs limites et ça ne remplacera jamais un câlin ou un moment de causette imprévu…
- Avec un peu de recul, quelle est votre appréciation des pratiques mises en place dans les maisons de repos durant cette crise sanitaire ? Qu’est-ce qui selon vous était approprié, ne l’était pas ? Que conseilleriez-vous de mettre en place si une seconde vague devait se produire ?
Vaste question, c’est toujours plus facile de réagir après coup ! Je pense qu’à l’intérieur des maisons de repos, le maximum a été fait avec les moyens mis à disposition. Pour avoir été en contact quotidiennement avec l’ensemble de nos membres et de manière plus structurelle, chaque semaine, via des réunions de mise au point Covid-19, j’ai pu observer toutes les initiatives mises en œuvre. Vraiment, je pense qu’un maximum a été fait.
Maintenant, je souhaiterais approfondir une double question : celle de la gestion de notre système de santé et celle de la place accordée aux aînés dans notre société… Tout d’abord, notre système de santé. Les compétences en matière de soins de santé sont réparties aux plans fédéral et régional. La crise a mis en avant la fragilité de ce cadre institutionnel, à travers des défauts de coordination. Par exemple, dès le début de la crise, des réunions de coordination ont été mises en place au niveau fédéral pour les institutions relevant de sa compétence, à savoir les hôpitaux – ceci dit, les hôpitaux psychiatriques ont été quelque peu oubliés dans un premier temps. Par contre, la mobilisation s’est faite quelque peu attendre de la part des autorités régionales dont dépendent les maisons de repos. La première action qui a été mise en place par les autorités régionales date du 13 mars, soit une dizaine de jours après que le Fédéral ait pris ses initiatives. Ces mesures portaient sur l’interdiction des visites… Il a été excessivement compliqué, durant les mois de mars et d’avril, d’obtenir le matériel de protection nécessaire, etc. Est-ce que nous aurions pu mieux faire ? Les exemples chinois et italiens avaient déjà attiré l’attention sur le taux de morbidité chez la personne âgée, je pense qu’on aurait pu anticiper une série de mesures, concernant la mise à disposition du matériel de protection, les procédures, les liens entre les experts hospitaliers et les maisons de repos. Ces dernières ont une expertise dans le chef de la prise en charge de la personne âgée ou dans les actes de réactivation, mais moins en termes d’infectiologie, d’hygiène ou encore de soins plus aigus. On ne peut pas reprocher aux hôpitaux d’avoir fait leur travail de leur côté et aux maisons de repos d’avoir fait le leur mais j’estime qu’il y a vraiment lieu et urgence de réinventer la gestion de notre système de santé avec beaucoup plus de transversalité. La mise en place des plans d’urgence est une autre illustration de ce problème… Gérer une fédération multisectorielle, m’a permis de voir des secteurs avancer à des vitesses différentes.
Je pense que la personne âgée mérite encore plus d’attention dans notre système de santé et de soins, ce qui m’amène au deuxième volet de la question : quelle place notre société souhaite-t-elle accorder à la personne âgée ? Je pense que les socles de notre société doivent être fondés sur l’inclusion sociale – donc sur la solidarité, le respect mutuel, la garantie de conditions de vie décentes pour tous, certainement pas sur l’isolement et l’exclusion. La personne âgée ne doit certainement pas être isolée, mise à l’écart, mais être intégrée dans des réseaux. De toute évidence, fermer les portes des maisons de repos n’est pas une solution. Il faut sans cesse réfléchir à l’amélioration des prises en charge que nous permettent notre système. Ces mêmes questions surgissent au niveau de la santé mentale, du handicap…
- Que vous a inspiré l’idée d’un confinement prolongé pour les aînés ? S’agit-il, selon vous, d’une bienveillance exagérée ?
Le but du confinement était bien entendu bienveillant, a-t-il été exagéré ? Pouvons-nous imaginer quelles auraient été les conséquences, notamment sur le taux de mortalité, si le confinement n’avait pas été suivi dans les maisons de repos ? Je pense qu’il est hasardeux de parler de bienveillance exagérée, ce confinement répondait à une nécessité. Maintenant on peut mener une réflexion sur le plan éthique, sur les valeurs qu’on a consenti à sacrifier provisoirement, pour sauver celles que l’on a jugées prioritaires. Faut-il à tout prix écarter tout risque de contamination et de décès au détriment d’une partie du bonheur de la personne âgée ? J’ai mes convictions personnelles et je pense que le nécessaire a été fait. D’aucuns diront que les risques psychiques ont été plus importants que les risques sanitaires et qu’il aurait fallu ne pas exposer la personne âgée à cet isolement excessif et à cette souffrance. Mais qu’aurions-nous eu en retour ? Je pense que le risque aurait été bien plus important. Votre question est certes pertinente mais elle est aussi excessivement délicate.
- Pensez-vous que ce secteur est prêt à affronter une deuxième vague ? Est-il mieux préparé ?
Tout dépend de ce que l’on entend par deuxième vague. Les derniers rapports épidémiologiques indiquent clairement une progression quotidienne des cas de contaminations, mais les hospitalisations n’augmentent pas en proportion. Cela peut vouloir dire que les contaminations actuelles touchent des personnes plus jeunes qui résistent mieux, c’est une première hypothèse. Une seconde hypothèse pourrait être que ce nombre de nouvelles contaminations est mis en lumière par l’augmentation des tests de dépistage.
Par ailleurs, les autorités wallonnes ont invité tant le secteur hospitalier que les maisons de repos à établir une série de procédures, de plans internes d’urgence, de collaborations, de conventions. On est mieux organisé, on a une certaine expérience, des synergies se sont créées, il y a moins d’incertitudes, donc j’ai envie de vous répondre, globalement oui, cette « deuxième vague » n’aura pas du tout le même impact que la première.
- En termes de tests, estimez-vous qu’il y en a suffisamment dans les maisons de repos ? Il semblerait que de nouveaux employés qui assumaient leur poste dans les maisons de repos, n’étaient pas forcement testés?
Dès la mi-mars, le secteur a plaidé pour que les maisons de repos des trois Régions bénéficient d’une priorité tant pour le matériel de protection que pour le testing. Début avril, en Wallonie, 6.600 tests de dépistage sont annoncés pour le personnel des MR(S), mais rien pour les résidents. Selon UNESSA, ce n’est qu’une demi-mesure. Fin juillet, la ministre wallonne de la santé, Madame Morreale recommande fortement de procéder au testing systématique de tout mouvement qui se produit au sein des établissements d’hébergement collectif ; sa circulaire vise à la fois les collaborateurs quels qu’ils soient et les résidents des collectivités. C’est une stratégie de testing opportune et responsable. UNESSA avec d’autres fédérations demande que cette mesure s’impose également à Bruxelles et au Fédéral. Qu’en est-il aujourd’hui ? La filière des tests n’est pas encore parfaite. On constate parfois des difficultés d’approvisionnement en tests et kits de prélèvement, ainsi que des résultats qui se font quelquefois attendre.
- Le taux de mortalité en Belgique est considéré comme le plus haut taux au monde, probablement parce le pays comptabilise les cas de suspicion du covid. Les autres pays sous-estiment-ils l’épidémie? Sommes-nous trop réalistes? Avez-vous un avis sur cette question ?
Je serai circonspect car je ne maîtrise pas les procédures de récoltes des chiffres. Je répondrai en vous disant que la Belgique compte parmi les systèmes de santé les plus performants à l’échelle mondiale, mais que cette réalité est déforcée par la fragmentation de nos différents niveaux de pouvoir, comme je le dénonçais plus haut. A côté de cela, notre technique de récolte de données, notre transparence concernant cette épidémie ne sont sûrement pas comparables au plan de communication de la Chine…
Quant à notre taux de décès dans les maisons de repos, est-il plus élevé que dans d’autres pays ? Cette comparaison m’intéresse vivement. La complexité du système politique en Belgique m’interpelle, quel est son impact sur la gestion d’une crise telle que celle-ci et plus particulièrement pour le secteur des personnes âgées ? J’espère en tout cas que la Commission spéciale Coronavirus qui vient de débuter ses travaux, établisse clairement les faits, qu’on puisse vraiment reconnaître ce qui a dysfonctionné, mais également ce qui a été correctement géré. Je souhaite rester résolument constructif et que nous puissions prendre le temps de l’évaluation de cette crise inédite afin d’identifier des leviers pour l’avenir.