Par-delà les chiffres, une question hante les marges du débat public : que devient une société qui laisse tomber ses chômeurs de longue durée ? La note de Philippe Defeyt, économiste et ancien président du CPAS de Namur, éclaire les contours flous et les angles morts d’une réforme qui pourrait faire date en Wallonie, à défaut de faire justice.
Ce jour-là, des dizaines de milliers de chômeurs wallons perdront leur droit à une allocation. D’autres suivront, exclus progressivement d’un système qui, à force de se vouloir "incitatif", semble se refermer sur lui-même. Derrière cette échéance, Philippe Defeyt dresse un constat brutal : la précarité ne sera plus seulement un risque, elle deviendra une conséquence administrative.
Philippe Defeyt a pris la plume, une fois de plus, pour mettre des chiffres et des visages sur une réforme silencieuse. Son objectif : “détailler différentes situations qui se présenteront suite à l'exclusion” du chômage, rendre compréhensible la complexité de ces exclusions, et montrer qu’elles ne se réduisent ni à des statistiques, ni à des intentions. Ce qu’il décrit, c’est une transformation sociale majeure, aux effets concrets sur les personnes, les CPAS et l’écosystème de l’emploi wallon.
Le cœur du projet : restreindre drastiquement la durée d’indemnisation. Les allocations d’insertion, déjà limitées à 3 ans, seront désormais plafonnées à un an. Pour rappel, celles-ci sont accessibles après les études, mais il faut avoir terminé certaines études (avec un diplôme si l’on a moins de 21 ans), avoir achevé un stage d’insertion avant 25 ans et reçu deux évaluations positives de recherche d’emploi. Quant aux allocations de chômage, elles ne pourront plus être perçues au-delà de deux ans dans de nombreux cas, sauf exception. L’idée ? Faire pression pour un retour rapide à l’emploi. Mais à quel prix, et pour quels résultats ?
En Wallonie, ce sont 55.570 personnes – soit 43,3 % des chômeurs de longue durée belges – qui sont potentiellement concernées par la mesure. Certaines catégories en sont (partiellement) exemptées : travailleurs des arts, étudiants en soins de santé, bénéficiaires d’allocations de sauvegarde (1). Mais pour les autres, la ligne de crête est étroite entre désactivation et désespoir.
Beaucoup, une fois exclus, se tourneront vers le revenu d’intégration (RI). Encore faut-il y avoir droit, car “tou.tes les exclu.es ne bénéficieront pas d'un RI”, selon Defeyt. Et là commence une autre mécanique d’exclusion. Si vous cohabitez avec une personne qui perçoit un revenu juste au-dessus du seuil, le CPAS peut vous refuser le moindre euro. Tout dépendra de la configuration du ménage, note Defeyt, soulignant la complexité du calcul du RI, où statut et composition familiale s’entrelacent comme des fils d’Ariane dans un labyrinthe.
Les situations sont parfois absurdes : un couple dont l’un perd ses droits pourra voir l’autre devenir “chef de ménage” et compenser partiellement la perte. Mais un isolement, une séparation, une propriété immobilière, et le droit s’effondre. En 2024, près de 5.000 personnes cumulaient déjà chômage et RI. Demain, elles seront bien plus nombreuses. Ou bien invisibles. Car en 2017 déjà, l’ONEM alertait sur le fait qu’un tiers des chômeurs “disparaîtrait” des écrans radars.
Ce transfert massif de charge du fédéral vers les communes inquiète. Les CPAS, déjà sous pression, devront traiter les demandes, mener des enquêtes sociales, gérer les refus. Et assumer, souvent avec des moyens limités, un personnel sous pression et épuisé, des accompagnements de plus en plus complexes. “Même si on peut penser d'emblée qu'une demande (RI ou aide sociale) s'adressant au CPAS sera refusée, il faut faire une enquête sociale et établir un dossier”, rappelle Defeyt.
S’ajoute à cela la fin programmée du projet REDI (REvenu DIgne), un outil en ligne mis à disposition des CPAS belges pour évaluer si les revenus d’un ménage permettent de vivre dignement. Il compare les ressources du foyer à des budgets de référence scientifiquement établis, tenant compte des besoins essentiels (logement, alimentation, transport, etc.) et des spécificités régionales et familiales. Lorsque le revenu est insuffisant, REDI suggère un montant d’aide complémentaire que le CPAS peut accorder. L’outil vise à harmoniser et objectiver l’octroi des aides sociales, tout en laissant aux CPAS la liberté d’adapter les décisions selon les situations individuelles. Cependant, des critiques soulignent des risques de standardisation excessive et de déshumanisation du travail social, ainsi que des inégalités potentielles entre les CPAS utilisateurs et non-utilisateurs de l’outil .
En bref : un recul dans l’aide personnalisée, une menace directe pour les aides complémentaires (santé, logement, énergie) déjà fragilisées.
L’un des arguments avancés par les partisans de la réforme est la nécessité de “rendre le travail plus attractif que l’assistance”. Mais encore faut-il qu’un emploi soit accessible, stable, rémunérateur. Or, les exclus du chômage sont souvent cantonnés à des contrats précaires, à temps partiel, ou à des métiers pénibles.
Les simulations de Defeyt sont claires : pour qu’un isolé au RI voie son revenu augmenter de 500 € en reprenant un emploi, il lui faut un salaire net d’environ 1.800 €/mois. Pour un parent seul avec deux enfants, il faut viser 2.276 €/mois. Mission quasi impossible dans les secteurs où se concentrent les offres disponibles pour les profils de chômeurs longue durée, souvent moins titulaires de diplômes et de compétences fortement demandées.
Et même quand un emploi est trouvé, le retour à l’équilibre est lent, miné par les effets de seuil et les pertes d’avantages connexes (logement social, tarif énergie, quotient conjugal…). Le travail peut rapporter, certes, mais souvent trop peu, trop tard.
Toutes les personnes exclues n’iront pas au CPAS. Certaines retrouveront un emploi. D’autres, environ un tiers selon les anciennes études, “disparaîtront” : retour chez les parents, petits boulots non déclarés, errance, maladie, repli. Le système les expulse sans leur proposer de porte de sortie.
Defeyt met en garde contre une illusion statistique : les chiffres du chômage vont mécaniquement baisser, mais la pauvreté ne reculera pas pour autant. Pire, elle pourrait s’intensifier dans l’ombre.
Parmi les publics les plus exposés à l’exclusion, les chômeurs de 55 ans et plus occupent une place à part, à la fois par leur vulnérabilité et par l’incertitude qui entoure leur sort, malgré les dénégations du gouvernement. Il y a un flou sur la proportion des chômeurs de 55 ans et plus qui échapperont ou non au couperet de la fin de droits. La réforme semble laisser planer une certaine incertitude quant aux conditions spécifiques qui leur seront appliquées
Ces personnes, souvent éloignées de l’emploi en raison de leur âge, de problèmes de santé ou employabilité, statut antérieur, risquent pourtant de basculer dans une zone grise, entre inemployabilité supposée et inadmissibilité à l’aide sociale.
Pour les CPAS, l’arrivée de ce public représente un défi de taille : accompagner vers l’emploi des profils que le marché du travail rejette, tout en répondant à des besoins sociaux plus complexes et coûteux. Une pression supplémentaire pour un système déjà en tension, et un révélateur cruel de ce que devient la solidarité quand elle devient conditionnelle.
Ce qui transparaît dans cette note, c’est la nécessité d’une approche plus fine, plus humaine. Redonner du sens à l’accompagnement, reconnaître les parcours, les difficultés, les limites de la rationalité économique pure. Le CPAS ne peut pas être la poubelle du système, ni un simple guichet de secours.
Defeyt plaide implicitement pour un rééquilibrage : mieux articuler les logiques d’assurance et de solidarité, renforcer les dispositifs d’insertion (comme les articles 60 et 61), adapter les règles aux réalités des publics concernés. Bref, penser une politique sociale qui ne se résume pas à exclure pour inciter, dans un marché où il y a 128.242 offres d’emploi pour 287.342 chômeurs.
Le 1er janvier 2026 ne sera pas une simple date dans un calendrier législatif. Ce sera un point de bascule. L’analyse de Philippe Defeyt, rigoureuse et sensible, nous renvoie à cette question centrale : que vaut une société qui choisit d’effacer ses pauvres de ses statistiques plutôt que de les inclure dans ses projets collectifs ? Le débat reste ouvert. L'urgence, elle, ne fait aucun doute.
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(1) Le système de l’allocation de sauvegarde a été mis en place à partir de 2020 comme filet de sécurité pour les chômeurs complets qualifiés par le service régional de l'emploi de non mobilisables pour le marché du travail au motif qu'ils ne peuvent pas travailler dans le circuit économique normal et ne peuvent pas effectuer de travail adapté ou encadré, et ce, de manière à ce qu'ils conservent un droit financièrement identique aux allocations, temporaire et renouvelable, après l'extinction du droit aux allocations d’insertion. En 2024, 2.237 personnes relevaient de ce régime, représentant un montant de 27.327.360 euros d’allocations de sauvegarde versées. Les allocations que ces personnes pourront, en fonction d’une évaluation effectuée par un service régional, percevoir pour la plupart de manière illimité dans le temps, ne peuvent par conséquent pas être intégrées dans le régime d’allocations de chômage réformé envisagé, lequel table sur une valorisation du principe d’assurance et sur une transition effective vers le marché de l’emploi. Jusqu’au 31 décembre 2027, le droit aux allocations de sauvegarde peut être octroyé. Par après, ce système prendra fin.